Il a suffi d’un regard. En traversant la place de la Bataille de Stalingrad, dans le 19e arrondissement de Paris, la jeune toxicomane aux cheveux noués en chignon a tout de suite attiré l’attention du rabatteur. Pour passer inaperçu, l’homme d’une cinquantaine d’années s’est fondu parmi les dizaines de migrants qui suivent les cours de français dispensés par des associations sur la place. Il laisse la cliente passer devant lui, puis lui emboîte le pas. Le dealer, lui, attend en haut des escaliers qui longent le square. Argent dans une main. Galette de crack dans l’autre. La transaction se déroule en quelques secondes. En plein jour et aux yeux de tous.
La scène est d’autant plus étonnante qu’elle se déroule alors que la place Stalingrad est cernée par les forces de l’ordre. À 30 mètres de là, quatre camions de CRS sont en faction sur le parvis. Des renforts policiers ont été dépêchés sur place depuis qu’un homme décrit comme « hagard » a poignardé plusieurs personnes non loin de là, dimanche 9 septembre. Quelques jours plus tard, les analyses toxicologiques ont montré que le suspect n’avait pas agi sous l’emprise de la drogue. Pourtant, la rumeur a eu le temps de faire son chemin dans ce quartier, théâtre depuis plusieurs mois d’un retour fracassant du crack.
« Ça ne change rien, il y a toujours des “modous” ici, toujours du “caillou” », explique la femme au chignon avant de disparaître dans le métro. Le terme « modous » – qui peut se traduire par « petit négociant » en wolof, la langue la plus parlée au Sénégal – désigne les vendeurs de crack, originaires d’Afrique de l’Ouest, qui opèrent dans le métro ou dans la rue. Le « caillou » est l’un des surnoms donnés au produit, un dérivé de cocaïne extrêmement addictif qui se fume avec une pipe. À Stalingrad, autour de la porte de la Chapelle (18e arrondissement de Paris) ou dans le métro, franceinfo a enquêté sur le trafic de crack. Habitants, toxicomanes, policiers et élus racontent ce fléau.
Un quartier au bord de la crise de nerfs
Un autre soir, vers 21h30, les fêtards ont investi la place Stalingrad. Une vingtaine de clients font la queue devant un restaurant en vogue. En attendant qu’une table se libère, l’un d’eux lit le texte affiché au mur. « Stop au marché du crack qui nous met en danger », est-il écrit en grosses lettres rouges, sur cette pétition adressée au préfet et déjà signée plus de 3 000 fois.
La nuit, la cohabitation entre les jeunes branchés qui fréquentent les bars du quartier et les toxicomanes en grande précarité crée des scènes troublantes. « Non ! Ne lui file pas ton briquet », lance le patron d’un restaurant à un client qui voulait dépanner un homme. Trop tard. Le « cracker », dont le pantalon tombant laisse apparaître les fesses nues, s’assoit devant la porte d’un immeuble et allume sa pipe de crack. « Oh non... » soupire le propriétaire du briquet.
Le crack que l’on trouve dans la rue est souvent considéré comme une « drogue du pauvre », à cause de son faible prix et de sa composition parfois douteuse. « Il suffit d’acheter de la coke à laquelle tu ajoutes du bicarbonate de soude ou de l’ammoniaque. Pour faire plus d’argent, certains “modous” coupent ça avec des cochonneries, comme du Subutex [un substitut de l’héroïne] ou de l’aspirine », raconte sous couvert d’anonymat la compagne d’un modou, dont l’appartement sert régulièrement de fabrique de crack.
Le mélange est ensuite cuit et découpé en petits cubes qui ressemblent à des morceaux de parmesan. Ces « galettes » se négocient entre 15 et 20 euros l’unité, selon leur taille et leur qualité. Un consommateur peut en tirer jusqu’à quatre « kiffs » (quatre doses, quatre bouffées) et ressentir une « défonce » d’environ une demi-heure.
Mais pour les « crackers » les plus dépendants, les effets du « caillou » deviennent fugaces et laissent place à un terrible manque. La « descente » peut rendre paranoïaque, provoquer des crises d’angoisse. Pour y remédier, les toxicomanes les plus précaires font la manche et marchent parfois des dizaines de kilomètres à la recherche d’argent pour acheter de nouvelles doses. Excédés et épuisés, certains deviennent agressifs. « Putain, mais t’es sérieux ! T’as même pas 50 centimes ? Tout le monde me laisse dans la merde », lâche ainsi, menaçant, un mendiant au visage à moitié brûlé et aux doigts sectionnés.
« On n’en peut plus ! Mes clients sont harcelés toute la soirée par des toxicos. C’est devenu “The Walking Dead” ici », se lamente un tenancier de bar.
Le matin venu, le quartier retrouve son côté familial. Mais après avoir passé la nuit en quête du « caillou », certains toxicomanes se sont endormis à même le sol.
« Mon fils de 5 ans n’arrête pas de me poser des questions. “Qu’est-ce qu’il a le monsieur ?” “Pourquoi il dort par terre ?” Comment vous voulez que je lui explique que c’est à cause de la drogue ? s’indigne Sophia, une jeune mère. Je lui raconte que c’est parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils n’ont pas de famille, mais du coup, il veut les aider… Je lui répète tout le temps qu’il ne faut pas les approcher, mais il ne comprend pas. »
Dans le 10e arrondissement voisin, la proximité du canal Saint-Martin et le prix du mètre carré ont fait de ce quartier un endroit prisé des CSP+ souhaitant devenir propriétaires. Certains, qui rêvaient d’un quotidien à la Amélie Poulain, tombent de haut. « C’est un quartier mixte, très agréable pour certaines choses, mais je peux vous dire qu’on est loin de l’image idyllique des films quand on est réveillé à 4 heures du mat’ par des junkies qui hurlent sous votre fenêtre », raconte Anouck, qui regrette aujourd’hui de s’être « endettée sur vingt-cinq ans » pour acheter son appartement.
À la recherche d’un abri pour dormir, certains consommateurs de crack forcent les portes des immeubles.
« Ça peut faire peur, la nuit, de savoir qu’il y a des personnes défoncées dans le couloir, surtout lorsqu’elles sont en plein délire. Elles hurlent, tapent dans les murs, témoigne une autre habitante du 10e arrondissement. Je n’ose pas forcément sortir de l’appartement dans ce genre de moment. Ce sont des gens qui ont besoin d’aide, qui cherchent un endroit tranquille. Seulement, la communication est impossible lorsqu’ils sont drogués. »
La quête sans fin du « caillou »
Quinze heures, porte de la Chapelle. Assis sur un banc, à quelques mètres d’un arrêt de bus, Thierry glisse sa main dans la poche de sa chemise blanche devenue trop grande pour lui. L’homme, qui dit avoir 39 ans mais qui en fait 10 de plus, flotte dans son pantalon. Ses poignets sont osseux. Ses pommettes, saillantes. Il sort un petit scalpel pour découper une galette de crack, puis garnit le filtre de sa pipe qu’il allume avec deux briquets. Quand les volutes de fumée blanche se dissipent, son regard se fixe. Plus réceptif, il accepte de répondre aux questions qu’on lui pose en échange d’une cigarette.
Avant le crack, Thierry était informaticien et vivait en famille dans un appartement du 19e arrondissement. « J’étais déjà un peu dans la C [la cocaïne], mais rien de méchant. J’ai une gamine de 9 ans. Puis, il y a quatre ans, ma femme est partie avec la petite et là, je suis vraiment tombé dedans », raconte-t-il en tortillant ses lèvres pour cacher les dents qu’il n’a plus.
Il explique vivre aujourd’hui grâce au RSA dans un « petit studio » qu’il partage avec un ami à Aubervilliers, de l’autre côté du périphérique. Contrairement aux idées reçues, tous les consommateurs de crack ne sont pas à la rue, comme l’explique une enquête de l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie. Le trentenaire avoue avoir « honte » à l’idée de consommer « comme ça, dans la rue, devant les familles ». « Je fume ici parce que sur la “Colline”, c’est trop dangereux », se justifie-t-il en pointant son doigt vers l’échangeur de la porte de la Chapelle.
« Sur la “Colline”, il y a trop de gratteurs. Tu peux te faire suriner [frapper] pour une galette par un type en plein craving. » (Thierry, un toxicomane)
Les toxicomanes ont un langage bien à eux. Le « craving » fait référence à l’envie irrépressible de fumer une nouvelle dose une fois que les effets de la première s’estompent. La « Colline au crack » est le nom donné à un talus qui jouxte une voie d’accès au périphérique de la porte de la Chapelle. Ce squat à ciel ouvert est l’un des principaux points de vente de Paris.
Le lieu a été évacué en juin dernier et, depuis, les opérations de police se multiplient pour tenter de chasser les toxicomanes qui y reviennent constamment. Le 7 septembre, 11 personnes y ont été interpellées pour « infraction à la législation sur les stupéfiants » et 6 000 euros ont été saisis, selon la préfecture de police. Quatre jours plus tard, cinq autres personnes ont été arrêtées, avec 17 « cailloux » et 1 450 euros en poche. Plusieurs toxicomanes interrogés parlent aussi de ce bidonville comme d’un lieu de prostitution.
« Là-bas, il y a des filles qui enchaînent les passes pour se payer des galettes. Elles font ça pendant des heures, voire des jours, jusqu’à ce qu’elles tombent. C’est un truc de malade. » (Une « ancienne toxicomane » qui a fréquenté la « Colline »)
Capuche sur la tête, Nadia remonte la rue de la Chapelle en interpellant chaque passant pour demander « une pièce ou un ticket restaurant ». « Putain, je ne suis pas une pute à “caillou” de la “Colline” ! C’est pour me payer un hôtel, pas pour la drogue ! » s’énerve-t-elle d’emblée lorsqu’on refuse de lui donner de l’argent.